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L’éducation par les contes « pour arrêter de fabriquer des individualistes (...) - Barré

L’éducation par les contes « pour arrêter de fabriquer des individualistes »

Entretien avec Suzy Platiel

L’éducation par les contes « pour arrêter de fabriquer des individualistes »

L’ethnolinguiste Suzy Platiel se bat depuis plus de trente ans pour développer l’usage de la parole dans les classes en intégrant les contes dans les programmes scolaires. Les résultats de ses expériences sont probants et pourtant rien ne bouge. C’est pourquoi, à 85 ans, son combat continue. Elle nous a accordé un long entretien pour revenir sur ses expériences, découvertes et frustrations.

jeudi 25 août 2016 (Clément Goutelle)

Pour vous, tout a commencé dans les années 60, au Burkina-Faso, chez les Sanan. Comment êtes-vous arrivée dans cette ethnie ?
J’avais vécu deux années au Mexique et j’étais beaucoup plus attirée par l’Amérique du Sud que par l’Afrique. Mais, en septembre 1967, on me propose un contrat au Burkina-Faso qui était alors la Haute-Volta, pour travailler au CVRS (Centre Voltaïque de la Recherche Scientifique). J’accepte et je débarque là, avec mon mari et ma double formation de linguiste et d’ethnologue. Mon rôle était de faire une enquête pour apprendre l’une des langues du pays (dont aucune n’était écrite), la transcrire, la traduire et en faire l’analyse. Nous sommes arrivés dans un village san où 80% de la population ne parlait pas un mot de français et où il n’y avait pas d’école. Nous habitions dans une concession, c’est-à-dire chez les gens. Les Sanan parlent très bien leur langue mais ne savent pas l’écrire. Je suis d’ailleurs encore maintenant pratiquement la seule à savoir l’écrire. Quand, après quelque temps, ils voyaient qu’en lisant j’étais capable de prononcer des mots qu’ils comprenaient, ça a commencé à les amuser. Ils me disaient : « Mais c’est comme le français ? On peut l’écrire, notre langue ? » Je leur répondais : « Oui, bien sûr ! »
J’étais là pour mettre au point un système d’écriture qui permette une scolarisation dans leur langue. Mais ça n’a jamais été le cas, le français ayant été déclaré langue officielle. Au Burkina-Faso, c’est seulement quand Sankara est arrivé au pouvoir (ndlr : président de 1983 à 1987) qu’ils ont commencé à donner des formations dans leur propre langue.

Comment se sont passés vos premiers pas dans ce village ?
J’arrive avec mes questionnaires. Et je me rends compte que même mon interprète, qui a pourtant son certificat d’études, ne sait pas ce qu’est la syntaxe, la grammaire et la conjugaison. Ces mots n’existent même pas dans leur langue. Il n’y a d’ailleurs pas de mot pour « écriture » en san. Pour eux, le langage c’est la parole en communication directe. Je suis arrivée pendant la saison sèche. Et presque tous les soirs, les gens se réunissaient et se racontaient des contes. Les enfants sont là, dans les bras de leur maman, à entendre et à écouter des contes depuis leur naissance. Leur école, c’était ça, mais je ne le savais pas encore. Quand j’ai vu ça, je me suis dit : « Arrête de les embêter avec tes questionnaires. » J’avais mon magnétophone, et je pouvais enregistrer ces contes de 22h 00 à 3h 00 du matin. Puis, dans la journée, avec mon interprète on retranscrivait et on traduisait. Ce premier séjour a duré jusqu’en décembre 1969. Au mois d’octobre j’avais reçu une lettre me disant que j’avais été intégrée dans la section linguistique du CNRS et que je prendrai mon poste dès mon retour en France. Je suis rentrée et j’ai intégré une équipe qui travaillait sur l’Afrique de l’Ouest.

Est-ce lors de cette première expérience au Burkina-Faso que vous avez découvert le rôle des contes dans l’éducation ?
Non, pendant ce premier séjour la seule chose que j’avais apprise à propos des contes, c’était la raison pour laquelle on ne pouvait les raconter que la nuit et seulement pendant la saison sèche. Parce que, d’après ce qu’on disait : « Dire des contes pendant la saison des pluies empêcherait la pluie de tomber. » Pendant ces deux ans, je me suis contentée de vivre avec les gens sans leur poser de questions. J’ai partagé leur vie. J’avais tout enregistré pour faire la description de cette langue. C’est donc seulement quand je suis rentrée en France et que j’ai intégré mon équipe que je me suis mise à travailler sur les contes. J’avais enregistré plus de 300 contes et c’est cette quantité (pratiquement le corpus complet d’une société) qui m’a permis de faire une analyse approfondie des messages qui se dégagent des contes.

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Quand êtes-vous retournée au Burkina-Faso ?
Je suis retournée au Burkina-Faso un an et demi plus tard, en juin 1971. En France, à mon retour, je n’avais plus reconnu mon pays. Il n’y avait plus de poinçonneurs au métro, l’arrivée des supermarchés... Mais là-bas aussi, quand j’y suis retournée tout avait changé : avec des ânes pour la culture en ligne, un moulin à mil, des postes à K7, une école où on enseignait le français et des hommes ivres, ce que je n’avais jamais vu avant. Et, il n’y avait déjà presque plus de soirées de contes. Ainsi, après une absence de seulement un an et demi, j’étais confrontée à la destruction d’une culture dont j’avais appris à apprécier la valeur.
C’est pour cela que je me suis dit qu’il fallait que je recueille tout ce que je pouvais de cette culture qui était en train de foutre le camp. Et donc, à partir de là, je me suis mise à l’étudier en tant qu’ethnologue. Or, durant ma période en France, dans le cadre de mon travail au CNRS, j’avais déjà commencé à étudier les messages des contes, et j’avais ainsi été alertée sur leur importance. Alors qu’un soir je demandai à un vieux : « Mais vos contes c’est seulement pour vous amuser ? » Il me répondit : « Mais pas du tout. Ça sert aussi aux enfants, à apprendre la maîtrise de la parole. » Et c’est en réalité cette remarque qui a orienté mes recherches centrées sur l’éducation des enfants en l’absence d’école et, surtout, d’écriture.

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Qu’avez-vous alors découvert ?
Pendant mon premier séjour, j’avais déjà découvert qu’ils avaient une culture radicalement différente de la nôtre. C’était une société démocratique, mais une vraie démocratie, de type participatif comme on dit maintenant, où les choses se décidaient en concertation avec tout le village, ce qui ne permettait pas le développement d’un individualisme égoïste mais développait au contraire l’obligation de solidarité. Quant à l’éducation des enfants, sur laquelle j’ai centré mes recherches, il me restait à découvrir comment elle passait en effet par les contes. D’abord, entendre des contes leur apprend à se concentrer, à écouter, à acquérir des phrases correctes et un bon vocabulaire, puis, quand ceci est acquis, pour pouvoir bien conter à leur tour, ils doivent alors apprendre à « maîtriser leur parole ». Parallèlement, les messages des contes servent à transmettre les valeurs du groupe.

Que veut dire « apprendre à maîtriser la parole » ?
Pour les Sanan qui ne disposent que de la parole comme outil de communication, apprendre à la maîtriser, cela veut dire apprendre à devenir un être humain accompli, qui saura être à la fois : un individu unique par son ADN certes, mais qui a su développer son raisonnement logique, son intelligence et sa créativité. Un être social qui a appris à respecter les codes de comportement de sa société, et un être humain qui est naturellement solidaire de tout autre membre de son espèce. Mais le plus difficile, c’est d’apprendre à être à la fois un individu et un être social, et que cela ne soit pas en contradiction. Nos actions ne doivent pas avoir seulement pour but notre bien-être personnel mais aussi celui de notre communauté. Et la créativité de l’être humain, elle doit aussi être orientée pour le bien de la société. Au mois de janvier, après les attentats de Charlie, les gens sont descendus dans la rue pas seulement pour la liberté de dessiner mais pour défendre les valeurs de la Révolution française « liberté, égalité, fraternité », qui sont celles que nous avons tous instinctivement en nous. Or, liberté = individu, égalité = être social, fraternité = être humain. Et j’ai découvert que c’était exactement tout ça que les contes nous apprenaient.

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Quelle est l’importance du conte dans l’éducation ?
L’évolution accélérée de notre société et de tous nos outils de déplacement, de communication et de transmission, a profondément modifié notre rapport au temps, à l’espace et, surtout, à « l’autre ». Car en substituant à la parole en communication directe, une communication indirecte ou, pire encore et de plus en plus, des machines, on aboutit à une déshumanisation qui transforme les êtres humains en numéros interchangeables. Aussi, il est devenu urgent de restaurer le lien social en enseignant aux jeunes la maîtrise et l’usage de la parole et en aidant les adultes à se réapproprier cet outil de communication. Lui seul permet le développement de l’intelligence source de toute créativité et fait de nous des humains capables d’entretenir une relation réelle et solidaire à l’égard de « l’autre ». Or, chez les Sanan du Burkina-Faso, j’ai pu mesurer le rôle essentiel que jouaient, dans l’éducation, les contes écoutés et racontés régulièrement, à chaque saison sèche, dans la formation de l’être : « être social », « être individu » et « être humain ». Car si, à travers leurs messages, les contes transmettent aux jeunes et rappellent aux adultes les codes de comportement de leur société, comme me l’a dit un jour un vieil homme, « ils apprennent aussi aux enfants la maîtrise de la parole », parole qui, comme ils le disent : « Distingue les humains de toutes les autres espèces vivantes. » En effet, c’est en encourageant son désir de conter comme les grands que l’enfant va commencer par apprendre à écouter, à se concentrer et à développer un type de mémoire, nécessairement appropriatif en l’absence du texte écrit.
Puis, quand il aura bien intégré tous ces points et qu’il sera capable de conter à son tour en retenant l’attention de son public et en respectant l’ordre de succession des séquences qui, organisées en une succession de relations de cause à conséquence amenant inéluctablement à la conclusion, constituent la « colonne vertébrale » du récit, c’est qu’il aura aussi acquis toutes les structures cognitives indispensables à la maîtrise de la parole : mécanismes de symbolisation, maîtrise de la relation au temps et à l’espace, développement de l’intelligence et d’un raisonnement basé sur la logique du discours.
M’appuyant sur cette analyse, il m’a semblé que pour remédier à l’échec de notre modèle éducatif qui, aussi bien pour l’éducation du « faire » que pour celle de « l’être », n’est plus du tout en phase, ni avec ce que sont devenus nos nouveaux modes de communication, ni avec l’organisation et les besoins de notre monde mondialisé, il est devenu indispensable de compléter notre enseignement traditionnel fondé sur l’écriture, par un enseignement qui apprendrait aux élèves, à travers le conte entendu et raconté, la maîtrise et l’utilisation de la parole orale.
Sans être la solution radicale à tous nos problèmes, si j’en juge par les facultés de raisonnement et le comportement très socialisé des jeunes Sanan quand ils étaient éduqués traditionnellement, cela devrait permettre aux jeunes : - d’une part d’acquérir la maîtrise de tout ce qu’ils reçoivent en transmission indirecte, par l’oreille (radio, téléphone), par l’oeil (écriture, Internet, SMS), par une combinaison des deux (télévision, cinéma, théâtre), sans confondre le réel avec le virtuel, l’information avec la connaissance et tout en préservant l’imaginaire et la créativité indispensables au développement de la pensée et de l’intelligence. - d’autre part, alors que « l’autre » sans lequel nous n’existons pas est devenu le monde, pour substituer à l’agressivité et la violence issue de la peur et de la méconnaissance de l’autre, la solidarité et la curiosité, il nous faut apprendre à l’accepter en respectant son identité et sa spécificité. Et ceci est aussi vrai pour les jeunes que pour les adultes... Reste à découvrir 50% de cet article.
[Découvrez l’intégralité de cet article dans le numéro 3 + 4 de Barré]

Clément Goutelle
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Un soir je demandai à un vieux : « Mais vos contes, c’est seulement pour vous amuser ? ». Il me répondit : « Mais pas du tout. Ça sert aussi aux enfants, à apprendre la maîtrise de la parole. »
« Ce que j’essaie de faire avec mes contes, c’est d’arrêter de fabriquer des individualistes esclaves inconscients et consentants. »

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