Dans la cage du régime : les résistants du Nil

Égypte & répression

Dans la cage du régime : les résistants du Nil

Imprégnée des idéaux de la révolution de 2011, une génération de jeunes égyptiens s’est éveillée sur la scène militante en prenant conscience de son pouvoir. Sous la tutelle d’un régime répressif qui étouffe toute forme d’opposition, ils dénoncent avec créativité le système d’emprisonnement de masse. À l’ombre de leurs appartements, attablés dans un café, sur la toile ou sur les murs de la rue, ces jeunes bravent les dangers pour crier la liberté.

mardi 13 septembre 2016 (Lise Ouangari)

Le Caire ne dort jamais. Les rues sont rarement silencieuses ou peut-être au beau milieu de la nuit. C’est à ce moment-là que de jeunes Égyptiens ont choisi d’agir. Il faut faire vite. Les préparatifs ont pris du retard et l’aube pointe déjà à l’horizon quand ils se mettent au travail. Dans plusieurs quartiers du Caire, ils placardent sur les murs et les ponts des banderoles qui exhibent les portraits de quatre Égyptiens accompagnés d’un court texte : « Je suis toujours en prison. Et je suis un prisonnier amnistié ». Une fois l’opération terminée, la nervosité retombe, la paranoïa s’évanouit. Personne ne s’est fait arrêter.
Symboles de la lutte contre le système d’emprisonnement de masse auquel sont confrontés les Égyptiens, les portraits du célèbre blogueur Alaa Abd El Fattah, Ahmed Abdel Rahman et des activistes Abdel Rahman Sayyed « Koji » et Abdel Rahman Tarek « Moka » sont restés plusieurs jours dans les rues du Caire avant d’être retirés.
Ces visages ne sont que la pointe de l’iceberg d’une contre-révolution. Ils illustrent la cause des prisonniers qui clament leur innocence et dont certains ont pourtant obtenu l’amnistie du président Abel El Fattah Sissi en septembre dernier. Dans le vieux café El Horreya (Liberté), près de la place Tahrir (libération), qui fut le théâtre de la révolution de 2011, les cigarettes se consument au fil des heures tandis que des professeurs, des journalistes, des artistes sirotent un café ou une bière. La fumée envahit les hauts plafonds où les ventilateurs tournent au ralenti à l’approche de l’hiver.
Abdou est venu rejoindre ses amis. Une trace de peinture à la bombe rouge tache son jean clair. Pour répondre au regard interrogateur, il pose son index sur les lèvres qui masquent un léger sourire. « Ces quatre personnes ont été arrêtées alors qu’elles n’ont rien à faire en prison », expliquet-il. Cinéastes, étudiants, graphistes, artistes, journalistes, il fait partie d’un réseau d’acolytes qui ont forgé leur amitié sur le front de la révolution arabe. Sur la scène underground, ils poursuivent la révolte pour défendre les injustices d’un État qu’ils jugent de plus en plus agressif. « Depuis juillet 2013 [chute de Morsi], le système de répression est de plus en plus dur, il va trop loin. On peut se faire arrêter pour n’importe quoi, au hasard. On peut se faire tuer. Les institutions, la loi, l’État n’ont plus aucun sens désormais », regrette Abdou.

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Noby en prison. Photo Mohamed El Ray

Depuis la destitution par l’armée de l’ancien président élu Mohammed Morsi, 1 400 personnes sont mortes au cours de manifestations selon Amnesty International. L’ONG rapporte qu’au moins 41 000 personnes sont détenues, inculpées ou renvoyées devant les tribunaux. La plupart sont des Frères musulmans, mais aussi des journalistes, des manifestants et des opposants politiques. « Ça a rendu le pays silencieux. Avant, les gens étaient plus actifs. Maintenant ils ont peur. Leurs amis vont en prison. Ils ne savent plus ce qu’ils doivent faire », explique Abdou. À l’inverse, la bande intrépide préfère s’abandonner à la chance quand elle se livre à ses activités nocturnes. Réuni avec ses amis, Noby savoure sa liberté. Cet ancien prisonnier, condamné pour avoir participé à une manifestation, a été libéré le 23 septembre dernier dans le cadre de la grâce présidentielle accordée à 100 détenus ce jour-là. À 28 ans, il emploie désormais sa liberté à obtenir celle de ses amis encore incarcérés : « On se met en danger bien sûr. Si la police nous surprend, on peut se faire arrêter. Mais c’est un risque qu’on doit prendre. La peur est présente chez n’importe quel être humain. L’important c’est de savoir comment la gérer. Il faut être vigilant. Mais si on rêve d’une vie meilleure, alors on doit continuer à se battre. »

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Sanaa d’Ammar Abo Bakr à Rome sur le mur du site d’une ancienne usine, Metropoliz. Photo Ammar Abo Bakr

Une loi controversée

Noby a été condamné dans l’Affaire de la Shura (Le Conseil du Sénat) qui remonte à 2013. Alaa Abd El Fattah, Ahmed Abdel Rahman, « Koji » et « Moka », dont les portraits ont été dessinés, figurent parmi les 25 détenus inculpés dans ce dossier.
Sous le gouvernement de transition intronisé suite à la chute du président Mohamed Morsi, le président par intérim Adli Mansour promulgue, le 24 novembre 2013, une nouvelle loi qui encadre les manifestations. Le texte controversé autorise le Ministère de l’Intérieur à interdire tout rassemblement de plus de dix personnes et légitime l’utilisation graduelle de la force par les autorités locales contre les manifestants. Deux jours plus tard, des manifestants se rassemblent devant le Conseil de la Shura où se réunit la commission chargée de rédiger la nouvelle constitution. Ils scandent « Non aux procès militaires pour les civils », « Non au régime militaire ». Ils sont venus protester contre l’un des articles de la Constitution qui prévoit le jugement de civils devant les tribunaux militaires en cas d’agression contre les institutions ou le personnel de l’armée.

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Sur un mur du Caire. Photo DR

La réaction des policiers ne se fait pas attendre. Ils utilisent des canons à eau et des gaz lacrymogènes pour disperser la foule avant de se lancer à la poursuite des manifestants qui s’enfuient. Noby est l’un des premiers à être arrêté. « J’ai couru pour m’enfuir. Une quinzaine de policiers m’ont attrapé. On m’a battu avec une matraque jusqu’à ce qu’on arrive au poste de contrôle. Je ne me suis pas défendu. J’ai encaissé. C’était long ». Ce jour-là, plus de cinquante personnes sont arrêtées. Accusé d’avoir organisé la manifestation, Alaa Abd El Fattah est rattrapé par les autorités deux jours plus tard. Dans ce dossier, les 25 personnes sont inculpées pour avoir violé la nouvelle loi sur les manifestations.

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Affiche représentant Sabri, le frère d’Abdou. Photo DR

Un procès politique

Le 11 juin 2014, le verdict tombe. Après avoir été relâchés sous caution quelques mois plus tôt en attendant leur procès, Noby et Alaa sont condamnés à 15 ans de prison. « Je ne pouvais pas croire ce qui m’arrivait. C’était de la folie. Je n’ai tué personne, je n’ai rien fait. J’ai juste défendu mes droits », raconte Noby. Laila Soueif, la mère d’Alaa dénonce un procès politique contre son fils, connu pour sa plume sévère qu’il a dirigée contre Moubarak puis contre les abus des régimes qui ont suivi. « Ça n’a plus rien à voir avec la loi. Alaa est en prison pour des raisons politiques. Je sais, par l’entourage du président, que Sissi le considère comme quelqu’un de dangereux. Donc aussi longtemps que la tête du régime sera la même, Alaa restera en prison », confie-t-elle. Cette professeur de mathématique à l’Université du Caire est à la tête d’une famille de militants qui paie le sombre prix de son activisme. Son mari Ahmed Seif Al Islam, renommé pour être l’avocat des Droits de l’Homme en Égypte, est mort en août 2014 après avoir connu la torture et cinq ans de prison dans les années 1980.
La révolution arabe a suscité la vocation d’une nouvelle génération d’activistes. Comme leur frère Alaa, les filles de Laila Soueif, Mona et Sanaa Seif sont engagées sur le front de la défense des libertés. Une dizaine de jours après la condamnation de son frère en juin 2014, Sanaa organise un rassemblement pour dénoncer la loi sur les manifestations. Au terme de son action, elle fait partie des 23 personnes à être arrêtées parmi lesquelles la féministe et militante des droits de l’Homme Yara Sallam. Elle écope de trois ans de prison.

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Affiches de soutien pour les prisonniers sur les murs où figurent des affiches de campagne pour les élections législatives. Photo DR

Dans l’enfer des prisons égyptiennes

Derrière les barreaux, Noby côtoie les prisonniers condamnés pour vol, trafic de drogues ou meurtre. « C’est inhumain. On dort par terre sur des couvertures. On est 25 prisonniers dans une cellule de trois mètres sur quatre à peu près. On doit s’aligner les uns contre les autres. On a droit à du riz et trois rations de pain par jour. C’est très dur », témoigne Noby. Le jeune prisonnier doit s’adapter. Il échange des services, crée des liens d’amitié. « C’est une autre société », dit-il.
Depuis la prison, les détenus suivent l’actualité au gré des visites et quand ils peuvent se procurer des journaux. Ils s’organisent et parviennent parfois à sortir des textes pour dénoncer les conditions. « Quand tu te fais prendre parce qu’on te trouve avec un papier par exemple, on te met dans une cellule d’un mètre carré. Tu y restes deux, trois jours, parfois une semaine. T’es plongé dans le noir, tu ne vois pas la lumière. Tu chies dans une bassine et tu as droit à la moitié d’un pain par jour », raconte-t-il. « Même si les prisonniers sont coupables, ils restent des êtres humains et ont des droits », clame-t-il. Aux yeux des militants des droits de l’Homme et de la liberté d’expression, la loi qui criminalise les manifestations est devenue l’emblème de l’oppression. Laila Soueif évoque une farce pour décrire les procès de masse et dénonce l’impunité de la justice. « La loi elle-même est inconstitutionnelle. On ne peut pas avoir un procès équitable si la loi est injuste. Dans les deux affaires, les juges ont complètement ignoré les preuves d’innocence », rapporte-t-elle.

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Somaya dans sa cuisine. Photo DR

Dehors, la solidarité s’organise

Au détour d’une ruelle du centre-ville, des odeurs de nourriture s’échappent d’un petit restaurant. À l’arrière, dans la petite cuisine les feux de la gazinière chauffent la pièce. Dans les casseroles, les bulles du bouillon éclatent dans un bruit sourd tandis que Soumaya tourne délicatement la viande. Dans son restaurant, elle accueille les visiteurs avec une joie de vivre mêlée d’un caractère bien trempé. Ce jour-là, elle a préparé de la nourriture en plus. Assis sur la banquette, Shafi attend que Soumaya lui remplisse des sacs de vivres.
-  « Qu’est-ce que t’as préparé aujourd’hui ? »
-  « Beaucoup d’amour », lance-t-elle.
-  « Il y en a pour combien de personnes là ? », demande-t-il.
-  « Pour douze personnes », répond Soumaya.
-  « Avec moi ça fait treize », réplique le jeune homme en souriant.
-  « Si tu y touches, je te tue ! Ne me fais pas prier pour que tu ailles en prison toi aussi ! », s’exclame-t-elle.
[Découvrez l’intégralité de cet article dans le numéro 3 + 4 de Barré]
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Lise Ouangari
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« Il faut être vigilant. Mais si on rêve d’une vie meilleure, alors on doit continuer à se battre ! »
« À chaque fois qu’ils vont manifester, il y en a au moins un qui se fait arrêter. Parfois, je me dis que si j’allais en prison, je ne me sentirais pas seule. »
  • photos : Photo DR
« C’est la rue qui détient le pouvoir. Dans une semaine, un mois, ou dans un an, les gens vont redescendre dans la rue pour changer les choses. »